En cherchant à comprendre ma propre créativité, je suis parti de ce que j’avais observé dans ma pratique artistique : des moments d’élan, des phases de blocage, des instants de fluidité où tout semblait s’enchaîner naturellement, et d’autres où rien n’avançait. À partir de ces constats, j’ai voulu trouver un langage capable de rendre compte de ce mouvement intérieur.
C’est dans la pensée taoïste que j’ai trouvé une première source d’éclairage. Le Tao décrit la vie comme une dynamique d’équilibre entre le Yin et le Yang, entre le vide (Wu), l’énergie vitale (Qi) et l’action fluide (Wu-Wei). Ces notions m’ont permis de relire mes expériences de création non pas comme des accidents isolés, mais comme les manifestations d’un rythme plus profond.
Comme pédagogue, j’aime que les concepts puissent s’appuyer sur des images simples et parlantes. Le symbole du Yin et du Yang me semblait particulièrement représentatif, car il permet de visualiser la créativité comme une dynamique vivante : une alternance, une respiration entre intériorité et action. Il y a là une cohérence profonde, puisque le Yin et le Yang décrivent la vie elle-même — et la créativité, au fond, n’est rien d’autre que la vie en mouvement, un élan évolutif qui nous traverse et nous transforme.
Pour donner de la solidité à cette vision, j’ai aussi cherché à les associer à des courants de recherche sur la créativité : la pensée divergente et convergente de Guilford, les étapes de Wallas, l’état de flow de Csikszentmihalyi, les peak experiences de Maslow, ou encore la théorie de Fredrickson sur les émotions positives. Ces rapprochements m’ont permis d’articuler un cadre où se croisent l’expérience vécue, la sagesse taoïste et les apports de la psychologie contemporaine.
Cette page présente donc ce travail de mise en relation : comment l’expérience personnelle de l’atelier, la vision taoïste et la recherche en créativité peuvent se répondre et offrir ensemble une compréhension plus riche du processus créatif.
Dans ma pratique artistique, j’ai observé un mouvement constant : des moments d’action, où je peignais, le geste vif, concentrée sur la matière et la couleur ; suivis de moments de réception, où je reculais pour observer ce qui venait de naître sur la toile.
De ce dialogue entre l’action et l’observation naissait souvent un nouveau geste, et ainsi de suite. C’était un rythme naturel, presque respiratoire. Très vite, une image s’est imposée à moi : celle du Yin et du Yang. Comme dans le symbole, une phase semble toujours contenir la graine de l’autre, dans un mouvement fluide que l’on pourrait rapprocher de l’état de flow décrit dans la littérature sur la créativité.
Dans cette page, j'aborde le processus de la créativité à partir de la métaphore du Yin et du Yang pour faciliter la compréhension.   
Le Yin et le Yang
Dans la pensée taoïste, le Yin et le Yang ne sont pas de simples opposés, mais deux forces complémentaires et interdépendantes qui animent l’univers. Ils représentent les polarités de toute existence et expriment la dynamique permanente du changement.
Le Yin est associé au féminin, à la nuit, à la lune, à la réceptivité, à la profondeur et au repos. C’est l’énergie de l’intériorité, de l’ombre, de la gestation et de l’accueil.
Le Yang, à l’inverse, est lié au masculin, au jour, au soleil, à l’action, à la chaleur, à l’élan et à l’extériorité. C’est l’énergie de la manifestation, du mouvement et de l’initiative.
Mais l’essentiel, dans le taoïsme, est que l’un ne peut exister sans l’autre. Le Yin et le Yang sont toujours en relation, jamais séparés. Le jour se transforme en nuit, l’hiver en été, l’activité en repos, et inversement. C’est ce mouvement cyclique et perpétuel qui reflète l’harmonie du Tao, le principe fondamental de l’univers.
Le célèbre symbole du Taijitu – le cercle noir et blanc – illustre cette idée. On y voit le Yin (noir) contenant un point de Yang (blanc), et le Yang (blanc) contenant un point de Yin (noir). Cela signifie que chaque polarité porte en elle la semence de l’autre, et que la transformation est constante.
Ainsi, dans la vision taoïste, le Yin et le Yang ne sont ni des contraires absolus, ni des valeurs à hiérarchiser. Ils forment plutôt un équilibre dynamique, un rythme de la vie qu’il faut reconnaître et accompagner plutôt que forcer. C’est dans la circulation entre Yin et Yang que s’exprime l’harmonie de la nature et de l’être humain.
Le processus interne 
La créativité ne suit pas une ligne droite. Elle repose sur une alternance de deux modes de pensée complémentaires, que la psychologie cognitive appelle le Système 1 et le Système 2 (Kahneman, Thinking, Fast and Slow, 2011).
Le Système 1 (rapide, intuitif, associatif)
Fonctionne automatiquement et sans effort conscient.
Produit des associations libres, des images mentales, des intuitions soudaines.
C’est le « terrain de jeu » de l’imagination, où naissent souvent les idées nouvelles.
Exemples : avoir une idée sous la douche, improviser une mélodie, trouver une solution en conduisant sans y penser.
En créativité, ce système correspond au Yin : réceptif, ouvert, fluide.
Le Système 2 (lent, analytique, délibéré)
Demande un effort volontaire et de la concentration.
Permet d’évaluer, structurer, critiquer et perfectionner les idées issues du Système 1.
Joue un rôle crucial pour transformer une intuition en projet concret ou en œuvre finie.
Exemples : planifier un projet, analyser un problème complexe, réviser une création.
En créativité, ce système correspond au Yang : actif, structurant, orienté vers l’action.
Ces deux systèmes se retrouvent dans d’autres modèles de la psychologie de la créativité :
J.P. Guilford (1950) parlait de pensée divergente (associer librement, générer de multiples idées → Système 1 / Yin) et de pensée convergente (sélectionner, évaluer, rationaliser → Système 2 / Yang).
Graham Wallas (1926) distinguait aussi incubation et illumination (plutôt Système 1) de préparation et vérification (plutôt Système 2).
Le processus appliqué à l’innovation
Lorsqu’on passe de la créativité individuelle à l’innovation collective, on entre dans des démarches structurées. Plusieurs méthodologies reconnues — comme le Design Thinking, le Double Diamond, le Creative Problem Solving (CPS) ou encore le Lean Startup — semblent différentes dans leur vocabulaire, mais elles reposent toutes sur le même principe fondamental : une alternance entre ouverture et fermeture, entre exploration (Yin) et concrétisation (Yang).
Design Thinking
Né à Stanford et popularisé par IDEO, il met l’accent sur l’empathie, la co-création et l’expérimentation rapide. On commence par écouter et observer (Empathize), puis on génère des idées (Ideate) → c’est la phase Yin d’ouverture. Ensuite vient la phase Yang : on cadre (Define), on concrétise (Prototype) et on valide (Test).
Double Diamond (UK Design Council)
Ce modèle visuel en deux losanges exprime clairement l’alternance entre divergence et convergence. Le premier losange explore le problème (Discover → Define), le second explore la solution (Ideate → Deliver). Chaque fois, on passe d’une phase Yin (ouvrir, explorer) à une phase Yang (réduire, décider).
Creative Problem Solving (CPS)
Développé par Osborn et Parnes dans les années 1950, c’est l’une des premières méthodes formalisées de créativité appliquée. Elle repose sur un principe simple : toujours séparer les étapes divergentes (générer un maximum d’idées, explorer des pistes) et convergentes (sélectionner, organiser, planifier). Ce va-et-vient Yin–Yang est au cœur du CPS.
Lean Startup (Eric Ries, 2011)
Conçu pour l’entrepreneuriat, il repose sur le cycle Build – Measure – Learn. Construire une version minimale (Build) est déjà une ouverture (Yin) vers le possible. Mesurer et apprendre (Measure & Learn) sont des phases Yang de validation et de décision. Ce cycle se répète rapidement, permettant d’innover en continu sans s’épuiser.
Une dynamique universelle
Que l’on parle de Design Thinking, de Double Diamond, de CPS ou de Lean Startup, tous ces modèles suivent le même rythme :
Yin → ouverture, exploration, imagination, divergence.
Yang → cadrage, action, validation, convergence.
Ce cycle Yin–Yang est universel : il reflète non seulement les processus psychologiques internes de la créativité, mais aussi les méthodes collectives d’innovation. C’est en équilibrant ces deux pôles que les idées peuvent passer du stade de l’intuition à celui de l’innovation concrète.
Le Qi : l’énergie vitale

Dans ma pratique artistique, j’ai parfois eu le sentiment d’entrer dans des mondes intérieurs très proches de l’extase. Ce n’était pas seulement peindre ou créer, mais être traversé par une énergie plus vaste que moi. Dans ces moments, le geste était fluide, l’inspiration semblait venir d’ailleurs, et je n’avais plus la sensation de contrôler : j’étais porté. C’est en cherchant à comprendre ces expériences que je me suis intéressé à la notion de Qi.
Dans la vision taoïste, le Qi est l’énergie vitale, le souffle qui circule partout dans l’univers et à travers chaque être. Il est toujours en mouvement, oscillant entre les polarités du Yin et du Yang. Quand l’équilibre est là, le Qi circule librement : le Yin (réceptivité, intériorité, incubation) nourrit le Yang (action, manifestation, expression). Si l’on force trop le Yang — trop d’action, trop de volonté —, le Qi se bloque. Si l’on s’enferme dans le Yin — passivité, retrait —, il stagne. L’harmonie entre Yin et Yang, au contraire, permet au Qi de s’écouler comme une rivière qui ne rencontre pas d’obstacles.
La psychologie contemporaine a donné d’autres mots pour décrire ces états :
Mihaly Csikszentmihalyi a parlé du flow : un état d’absorption totale, où le temps s’efface et où l’énergie créative coule sans effort.
Barbara Fredrickson (Broaden-and-Build Theory, 2001) a montré comment les émotions positives élargissent nos capacités d’action, comme si elles ouvraient les canaux par lesquels le Qi peut circuler.
Abraham Maslow a décrit les peak experiences, ces moments d’extase et de dépassement de soi, très proches de ce que j’ai pu vivre dans la création.
Toutes ces approches, taoïstes ou psychologiques, pointent vers une même réalité : la créativité n’est pas seulement une affaire de technique ou d’intellect. Elle est aussi une expérience énergétique. Créer, c’est sentir le Qi circuler entre Yin et Yang, entre accueil et action, entre intériorité et expression.
Quand ce souffle s’ouvre, l’artiste ne fait pas qu’exécuter un geste : il entre dans un état où l’énergie de la vie elle-même se transforme en énergie de création.
Le Wu : le vide fertile
Dans ma pratique artistique, j’ai souvent été frappé par ce moment particulier : celui où je me trouve face à la toile blanche. Ce blanc est intimidant : il est le vide, l’absence de forme, l’oxygène pur. Mais il est aussi beaucoup plus que cela. Car ce blanc contient en lui l’univers du possible. Chaque artiste, chaque geste, chaque intention va l’habiter d’une manière différente. Ce que je voyais comme un obstacle est peu à peu devenu pour moi un espace ouvert, un point de départ.
C’est à partir de cette expérience que j’ai découvert le concept taoïste du Wu.
Dans le taoïsme, le Wu ne signifie pas le néant, mais le vide fertile. C’est le vide qui rend le plein possible, comme le creux du vase qui lui permet de contenir l’eau, ou comme le silence qui rend la musique audible. Le Wu n’est pas absence, il est espace d’accueil.
Le Wu est intimement lié au Yin. Le Yin, c’est la nuit, le repos, l’intériorité, l’incubation. Comme le Yin, le Wu est l’espace réceptif où les choses mûrissent en silence avant de prendre forme. Le Yang, lui, sera le moment de l’expression et de l’action, mais sans ce Wu-Yin, il n’aurait rien à manifester. Le Wu, c’est donc le cœur du Yin, ce qui donne au Yang une source d’inspiration et de naissance.
En psychologie de la créativité, cette idée correspond à :
la phase d’incubation (Wallas), où rien n’est visible mais où l’inconscient travaille;
l’espace potentiel (Winnicott), un lieu intérieur qui permet de jouer avec le possible;
les moments de silence et de retrait nécessaires pour laisser émerger l’illumination.
Ainsi, le Wu nous apprend que la créativité commence dans le Yin, dans l’acceptation du vide, de l’attente et de la réceptivité. C’est de ce silence fertile que jaillit le mouvement du Yang, comme de la toile blanche surgit l’œuvre.
Le Wu-Wei : l’action sans forcer
Dans ma pratique artistique, j’ai souvent remarqué que parfois, je forçais pour rien. Je voulais agir trop vite, pousser le geste, imposer une solution alors que ce n’était pas encore le moment. C’était une manière trop Yang : trop d’action, trop de volonté, trop de contrôle. Le résultat se bloquait, comme si l’énergie refusait de circuler.
À l’inverse, il m’est arrivé de rester trop longtemps dans l’attente, dans une position trop Yin : réceptif, mais passif, dans le flou, incapable de passer à l’action. Là aussi, rien n’avançait.
Avec le temps, j’ai compris que la clé était ailleurs : il fallait accepter que la créativité demande une alternance entre Yin et Yang. Le Yin, c’est le temps du silence, de l’incubation, de l’accueil des possibles. Le Yang, c’est le temps de l’action, de l’expression, de la mise en forme. Le Wu-Wei, c’est précisément ce moment d’équilibre où l’on sait reconnaître quand rester dans le Yin et quand passer au Yang.
Cela rejoint des observations en psychologie :
Wallas parlait de l’incubation (Yin) et de la vérification (Yang), deux étapes indispensables du processus créatif.
Csikszentmihalyi décrivait le flow comme un état où l’action (Yang) devient fluide parce qu’elle s’appuie sur une ouverture intérieure (Yin).
Les approches humanistes soulignent le rôle du lâcher-prise : ne pas chercher à contrôler chaque instant, mais avoir confiance que l’alternance Yin–Yang finira par produire l’étincelle.
Conclusion
En définitive, la conceptualisation que je propose de la créativité s’appuie à la fois sur mon expérience artistique et sur des références issues de différentes traditions de pensée. En prenant appui sur les concepts taoïstes du Yin et du Yang, du Qi, du Wu et du Wu-Wei, j’ai tenté de montrer que la créativité est un mouvement vivant, fluide et dynamique, qui circule en nous mais qui dépasse aussi l’individu.
Ce modèle théorique, ou plutôt ce cadre de compréhension, ne se limite pas à décrire la créativité comme un idéal : il permet aussi d’identifier ce qui l’entrave. En effet, lorsque le mouvement de va-et-vient entre Yin et Yang, entre action et réceptivité, est rompu, la fluidité se bloque. Ces blocages peuvent être internes (peurs, rigidités, méconnaissance de ses propres rythmes) ou externes (contraintes, environnements non favorables). Les reconnaître, c’est déjà ouvrir une voie pour les dépasser. Mon intention est donc de me servir de ce modèle comme d’une grille de lecture qui aide à repérer où et comment la créativité se fige, afin de mieux accompagner son déblocage.
Je ne suis d’ailleurs pas la première à chercher à établir ce dialogue entre sagesse taoïste et approches contemporaines. Le physicien Fritjof Capra, dans son ouvrage devenu classique The Tao of Physics (1975), a mis en lumière les parallèles entre la physique moderne et les traditions mystiques orientales. Selon lui, « science does not need mysticism and mysticism does not need science. But man needs both. » Cette vision fait écho à mon propre travail : relier les constats tirés de ma pratique artistique, les apports des recherches sur la créativité (pensée divergente et convergente, état de flot, etc.) et les images puissantes du taoïsme me semble offrir une voie cohérente pour comprendre la créativité non seulement comme une compétence humaine, mais aussi comme un phénomène universel, inscrit dans le mouvement même de la vie.

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